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Catégories : Si Bolbec m'était conté

Vers 1780, les fabricants de Rouen et de Bolbec imaginèrent un nouveau procédé pour obtenir des toiles imprimées. Ces indiennes sont  fabriquées selon la technique « à la réserve » sur fond bleu comme ces pièces déposées au conseil de Prud’hommes de la ville et présentées ici. Ces bleus  vont devenir la spécialité de la ville en en constituant la production la plus importante et vont en faire la renommée. Ce procédé est arrivé en Europe grâce à la Compagnie des Indes, qui faisait, entre autres, commerce de porcelaines chinoises à décors bleus, très prisées en Europe et imitées par les faïences de Delft. Le bleu étant alors une couleur très en vogue, la Compagnie des Indes va importer aussi de l’indigo, un colorant bleu bien plus efficace et beaucoup moins cher que le pastel. On trouvait quelques moulins à indigo le long de la rivière à Bolbec.

 

 

Certains de ces « Bleus de Bolbec » conservés aux archives municipales possèdent encore leur « chef de pièce », marque de fabrique apposée à la planche aux extrémités de la pièce de coton, à l’endroit et à l’envers du décor et en dehors de celui-ci. Il permettait d’identifier le fabricant et attestait du paiement d’une taxe. Cette disposition avait été rendue obligatoire par un arrêt royal de 1759 qui stipulait que : « le nom du fabricant sera marqué au chef et à la queue des pièces ainsi que le nom du lieu de fabrication … » La marque devait préciser également les mentions « Bon teint » ou « Petit teint » en fonction de la résistance de la couleur au lavage.

 

 

Pour réaliser une impression « à la réserve », la toile est d’abord trempée dans un bain de soude pour enlever toute saleté sur le tissu qui, après rinçage, est apprêté et calandré (pressé entre deux rouleaux qui écrasent le grain du tissu afin de le rendre lisse et sans peluche). Dans l’atelier d’impression est dressée une longue table servant de plan de travail. Un gros tampon est enduit d’une bouillie collante constituée de cire d’abeille et de suif fondus. L’ouvrier imprimeur saisit la planche à l’arrière grâce à des cavités prévues pour la main, l’appuie sur le tampon de sorte qu’elle se trouve enduite de cette pâte.  La planche enduite de ce mélange est ensuite plaquée à la main sur la toile blanche, sur laquelle elle dépose la pâte collante qui adhère aux fibres textiles.

 

 

Après le séchage de la pâte, le tissu est plongé par bains successifs dans le bac contenant l’indigo. La toile ressort verdâtre. En fait, l’indigo, pour bleuir, a besoin d’une réaction chimique, une oxydation.  Le coupon de tissu est alors sorti de l’indiennerie pour être étalé sur les prés. On le met ainsi au contact de l’oxygène de l’air, ce qui fait que l’indigo s’oxyde et se met à bleuir. Lorsque la toile est bleue, on la rentre dans l’indiennerie et on la plonge dans un bain d’eau bouillante dont la chaleur va faire fondre la pâte à base de cire, faisant réapparaître le blanc initial. Là où il y avait de la cire, l’indigo n’a pas pu venir teinter, le tissu est resté blanc.

 

 

En avril 2006, l’association, n’ayant aucun exemplaire de tissu « bleu réserve » et ne voulant pas éluder ce qui a été un des grands pans du patrimoine textile bolbécais, se porte acquéreur, dans une bourse aux textiles anciens, de ce fragment de courtepointe, dont le motif bleu imprimé à la réserve, représente  le fruit d’un grenadier architecturé de feuilles d’acanthes. Ce motif baroque est un grand classique des XVIIIe et XIXe siècles. L’association informe alors le public, ses amis et ses adhérents de l’arrivée et de l’exposition au musée de cette magnifique pièce par une publication sur son mur Facebook et son site web.

 

 

Quelques jours plus tard, Jérôme Stalin, du magasin Photo&Com de Bolbec, nous envoie un message avec quelques photos qui ont été prises au musée Louis Medard à Lunel, dans l’Hérault. Il s’agit de photos montrant une vitrine dans laquelle sont exposés des carnets d’échantillons de « Bleus de Bolbec ». Louis Medard (1768-1841) était un négociant en indiennes. Il avait un magasin de vente à Lunel et un autre à Toulouse. Pour que des échantillons de « Bleus de Bolbec » soient en sa possession, cela signifie qu’il en faisait la vente et c’est dire le rayonnement que pouvaient avoir en France ces toiles fabriquées dans notre ville.

 

 

En zoomant sur la photo, on aperçoit une boîte contenant des échantillons, avec une inscription « P. Lesueur de Bolbec ».

 

 

Des recherches aux Archives municipales nous permettent de retrouver, dans « l’Etat des Manufactures de 1806 »,  la trace d’un Pierre Lesueur et d’apprendre que sa manufacture a été créée en l’an V de la République (1796) qu’elle employait 20 ouvriers l’été et 12 l’hiver et qu’elle produisait 4 000 pièces par an qui étaient vendues pour moitié à la halle de Bolbec.

 

 

Dans son message, Jérôme Stalin avait joint quelques photos des échantillons contenues dans cette boîte, et la surprise fut grande lorsque, parmi les clichés, se trouvait le dessin du fragment de courtepointe que l’association avait acquise. Sans le savoir, elle avait acheté un « Bleu de Bolbec », fabriqué par Pierre Lesueur.

 

 

Le zoom de la photo initiale nous a fait également découvrir, à côté de la boîte de P. Lesueur, des catalogues d’échantillons de bleu réserve, au dos desquels on peut lire « Dedouity à Bolbec ».

 

 

Là encore, « l’Etat des Manufactures de 1806 » nous permet de retrouver la trace d’Augustin Dedouity qui créa sa fabrique à Bolbec  en 1782, employant 24 ouvriers, été comme hiver, et produisant 5 000 pièces par an, soit environ 150 000 mètres de tissu imprimé.

 

Là encore des photos montrent quelques échantillons de sa production qui se révèle très particulière. Les planches utilisées ont une forme quadrangulaire d’environ  20 à 25 cm de côté. Les décors dégagés du bois par un travail à la gouge ou au ciseau à bois et gardés en relief, sont extrêmement simples, souvent de petites formes géométriques répétitives. Ces toiles imprimées en « bleu réserve » étaient très économiques à fabriquer et donc très abordables.

 

 

On fabriquait le même genre de tissu en Allemagne et en Alsace où ces toiles bleues portaient le nom de  » Bettelkelsch » ou « Armelittekelsch » , « kelsch des mendiants » ou des « pauvres gens ». C’est dire si ces tissus faisaient, à Bolbec et en France, le bonheur des personnes aux revenus modestes qui pouvaient décorer leur intérieur avec des indiennes comme les aristocrates ou les grands bourgeois et c’est dire aussi l’engouement pour ces toiles malgré leur facture peu sophistiquée. C’est pour cette raison que  ces « Bleus de Bolbec » sont à l’origine du développement de l’activité textile de la ville tout en en faisant sa richesse et sa renommée.